Work in progress. Travail en cours
Fictional Past
1 - C'était il y a déjà bien longtemps dans ce Cambodge dont je n'arrive pas à guérir. Nous allions avec Papa à la plage située à trois quarts d'heure de Phnom Penh. Elle était coincée sur une extrémité de Koh Dach, une île endormie plantée négligemment sur le Mékong. Malgré les années, je me souviens encore de cette après-midi enchantée, bien que confusément, comme dans un rêve dont le souvenir peine à se maintenir. Les détails ne sont plus très sûrs mais le sentiment de l'enchantement est encore vif en moi.
On étouffait comme on étouffe au Cambodge mais en cette fin de journée, et après la baignade, l'air devenait enfin respirable. Nous avions pique-niqué au bord de l'eau dans une cahute sur pilotis comme c'est l'usage ici. Quelqu'un avait apporté une radio-cassette de Sinn Sinamouth qui diffusait un air mélancolique et sucré d'un amour contrarié et disparu comme ces fleurs de frangipanier se noyant dans l'eau du fleuve. Il s'en dégageait, de façon insidieuse, ce spleen khmer si singulier, mêlant résignation, fatalisme et désespoir léger. Un Occidental ne le perçoit pas immédiatement car il ne s'apparente pas aux modèles traditionnels de la saudade portugaise, du blues nord-américain, de la noirceur lisse des Scandinaves ou du cafard français pour ne reprendre que les modèles les plus connus.
Après avoir nagé, les soucis de mon père semblaient s'être dilués dans l'eau du Mékong. J'étais toute petite. Ma soeur courait après m'avoir tiré les cheveux ou peut-être me défiait-elle à la course, je ne sais plus. Les gens commençaient à rentrer par petits groupes mais en continu comme si l'ordre du départ avait circulé en silence mais efficacement parmi ces troupes en maillot de bain.
2 - Kim ne nous quittait plus. Cet ami de mon père vivait seul dans un immeuble sombre aux murs souillés par l'humidité dans le quartier populeux de l'ancien marché de la capitale. C'était un homme doux, sensible mais irrémédiablement éteint comme si son rythme vital avait été engourdi par un virus jusque-là inconnu. On le retrouvait souvent perdu dans ses pensées avec parfois un geste suspendu, non abouti, dont la motivation entre-temps s'était perdue. Il avait alors le regard vide, l'expression figée, absent au monde et aux autres. Ses deux grands enfants et sa femme l'avaient quitté. Elle avait enseigné plusieurs années au lycée français de Phnom Penh et dans ce pays rural les gens la percevaient comme une intellectuelle. Papa et Kim étaient mystérieux sur la cause de cette séparation. J'ai compris bien plus tard la raison de ces curieux silences.
3 - Maman ne revenait toujours pas de son très long voyage. Elle aussi était partie travailler au loin accompagnée de Papy et de Mamie. Comme disait Papa, le Cambodge était un pays plein de promesses... non tenues. Mais je comprenais toujours pas pourquoi elle ne revenait pas, ni pourquoi elle ne pouvait pas nous donner de ses nouvelles depuis si longtemps. Est-ce qu'elle ne nous aimait plus ? Son absence me laissait inquiet et avait profondément entamé ma tranquillité d'enfant. Papa faisait tout pour me faire plaisir mais ses réponses évasives creusaient le sillon de ma culpabilité toujours plus profondément. Il m'emmenait partout avec lui, résigné et conscient de notre sort.
Petit à petit, les traits de Maman s'effaçaient de ma mémoire. Le vide laissé en moi, bien qu'invisible, demeurait béant. Seule l'odeur et la douceur de ses joues, lorsqu'elle m'embrassait dans l'air parfumé du soir, demeuraient bien vivants. Dans la solitude du soir, il m'arrivait d'embrasser avec chaleur mon oreiller en murmurant son nom.
4 - J'avais découvert dans un magazine, qui traînait sur la véranda, le portrait ancien d'une belle femme aristocratique, tendre, mystérieuse, enveloppée de l'aura des temps à jamais passés et incompréhensibles. J'essayais d'imaginer son histoire et ses sentiments derrière son visage sérieux décoloré par la brume d'une inquiétude obscure. Petit à petit, il m'était devenu familier et intime. Il avait fini par se superposer dans mon esprit à celui de ma mère en déréalisant davantage son souvenir. Il substituait ainsi à sa personnalité effective une autre plus nébuleuse et fantasmatique renouvelant mes pauvres souvenirs et les enrichissant de nouveaux neufs et pimpants.
5 - Mais je ne restais pas très fidèle à cette filiation de papier glacé. D'autres visages venaient reprendre ce rôle maternel au gré des nouveaux éblouissements que je pouvais ressentir pour les visages imprimés de ces mamans de substitution. Ces errements m'occupaient beaucoup. Mon imagination était entretenue par les vieilles photos contenues par la boîte à chaussures du placard. Pour cette raison, les placards ont toujours été des refuges réconfortants où je pouvais rêver et jouer à la vie de ces personnages du passé dans la demi pénombre complice.
6 - Chaque fois que nous venions sur cette plage, Papa nous achetait une glace au tamarin confectionnée par les villageoises des alentours dont la vente constituait un appoint de revenus. Afin d'arriver à boucler les fins de mois, elles étaient obligées de gratter des sous comme elles pouvaient.
C'était ce tamarin au goût doux-amer si emblématique des vies d'ici. Nous faisions durer le plus longtemps possible la glace avant qu'elle ne fonde et qu'une goutte trace irrémédiablement son sillon sur le cornet et s'écoule de la main jusqu'au sol. Immanquablement notre détermination s'effondrait et nous gobions goulûment cette crème mélangée d'eau glacée et parfumée. Le plaisir né de la frustration, et surtout finir par céder à celle-ci, augmentaient notre joie puérile.
7 - Ces souvenirs précieux de nos baignades enfantines sont nimbées de l'aura merveilleuse du passé, du sentiment puissant de l'insouciance de cet âge. Je sais bien que ma mémoire a effectué son travail d'entrepreneur de rénovation et d'embellissement de ma vie d'alors et qu'en ce sens ce sentiment d'enchantement est frauduleux, à côté de la réalité. Surtout, je m'aperçois maintenant combien la conscience fictive du monde, qui m'entourait, était incroyablement pauvre et stéréotypée.
8 -
Singha Park - Entre indétermination du réel et incertitude de la fiction.