FR. Sourire est l'expression la plus banale que l'on puisse rencontrer sur les photos : familiales, de proches, de personnalités et bien sûr les selfies. Ce mouvement de la bouche et du reste du visage est parfois même artificiellement déclenché en prononçant mécaniquement les mots "Cheese" ou "Ouistiti" par exemple. Pourtant, le sourire n'est pas seulement cette réaction physiologique commune qui n'exprimerait que la joie et l'amusement, les moments heureux de l'existence. C'est aussi une présentation de soi, un affichage à destination d'autrui, un message social transmit à l'objectif de la caméra et derrière à notre petit monde. Ça n'a pas toujours été ainsi au cours du temps et des latitudes (Le Breton, 2022). Aux premiers temps de la photographie, les notables ne souriaient pas car ils affichaient leur sérieux, leur respectabilité, leur importance. Puis avec la démocratisation de la photographie, les clichés sont devenus moins ampoulés, d'importance il n'y avait point et la joie enviable est venue la remplacer à tel point que sur les appareils photos existent maintenant des systèmes détectant les soutire pour effectuer un bon déclenchement.
Le sourire révèle des états d'esprit bien différents : de la gêne à l'absence à soi, du sourire poliment esquissé au premier stade de l'inquiétude, de la soumission au contentement d'être soi, du sourire enjôleur au sourire mécaniquement affiché, de la gêne à l'affirmation de soi, etc. Le sourire recouvre ainsi des situations et des significations particulièrement hétérogènes et complexes, si l'on considère que ces éléments peuvent de surcroît se combiner entre eux... Ainsi, les sourires expriment une multitude de sentiments divers dans le cadre d'interactions sociales multiples. Comme on le voit nous sommes passés insensiblement du sourire au singulier aux sourires pluriels. A celà, il faudrait ajouter une analyse micro-sociologique de la "Mise en scène de la vie quotidienne" au travers du sourire dans la droite ligne de l'oeuvre d'Erving Goffman.
Si le sourire vient modifier l'expression de la face, il apparaît évidemment dans un visage qui est lui-même chargé de signes dénotant plus ou moins clairement les caractéristiques individuelles et sociales des personnes. Certaines sont évidentes telles que l'âge, le genre, d'autres à peine moins : l'origine ethnique, le statut social, etc. Toutefois, ce que saisit la caméra n'est pas le pur reflet de l'état d'esprit de la personne hors de toute influence exercée par la situation et le "photographieur" qui se tient en face d'elle enregistrant son image, voire les personnes assistants autour d'elle à son enregistrement. Les interactions sociales se mêlent ainsi à la psychologie intime de l'individu dans l'image finale enregistrée modifiant en partie le sens du sourire émis. Les degrés d'abandon du sujet sont divers. D'où les fréquentes recommandations des photographes portraitistes de tenter de réduire l'influence de l'interaction par la mise en confiance du sujet ou au moins sa mise à l'aise. L'interaction n'est donc pas neutre et son impact est modulé de façon inégale selon les personnes et les moments spécifiques de leur vie. Cela est évident mais mérite d'être rappelé au cours du visionnage des photos. Au travers de ces portraits s'exprime ainsi un "théâtre des sentiments" et un "spectacle des interactions sociales" contaminant la naïveté du visage souriant et inoffensif qu'ils laissent paraître au premier abord...
La représentation du visage souriant s'est imposé bien au-delà des représentations photographiques populaires. Il est remarquable que ce visage de la joie est devenue la vitrine décorée de nos sociétés modernes. De fait, il montre implicitement les valeurs de "réussite", de "bonheur", de situations enviables et d'une certaine insouciance (il n'y a aucun nuage venant troubler le paysage). Pour éclairer mon propos et par opposition, nous ne sommes plus au temps des Romantiques où la mise en scène de soi était à l'inverse le visage sombre, souffreteux, hâve, celui des pensées noires, voire morbides mais élégantes, les passions tristes et ulcérées, le désincarné et au final la sublimée défaite intime... Nous sommes au contraire passés dans l'ère du selfie.
La démarche photographique qui consiste à s'attacher aux personnages souriants va à l'encontre de celles qui se fondent sur le spectaculaire et la "dramatisation" des sujets. Que ce soit par l'"esthétisation" ou sur le témoignage de la misère (S. Salgado, W. Evans, D. Lange...), la mise en scène (néopictorialiste) de la mort et de l'horreur (J.-P. Witkin, N. Bursan...), l'auto-fiction provocante mêlant sexe tarifé et drogues dures (A. D'Agata, L. Clark...), l'affichage de l'intimité sexuelle et homosexuelle (N. Goldin, R. Mapplethorpe...), la photo documentaire de la guerre (R. Capa, McCullin, J. Nachtwey...), etc. Nous sommes ici dans l'ordinaire, le courant, le banal. Seule la décontextualisation opérée à l'aide d'un cadrage serré contribue à effacer toute narration au profit de la mise à contribution de l'imagination et de la réflexion du spectateur. Le dépaysement, (pour les occidentaux) dû aux personnages asiatiques de cette série, instaure un premier moment de recul propice à la réflexion (dans les deux sens du terme) pour peu que l'on consente à s'extraire ou à dépasser le relatif exotisme des personnages.
EN. Smile is the most common expression, the most commonplace that we meet on photos that they are family, relatives, personalities and of course selfies. This movement of the mouth and the rest of the face is sometimes even artificially triggered by pronouncing mechanically the words "Cheese", "Ouistiti", etc. Yet the smile is not only that common physiological reaction that expresses only joy and amusement, the happy moments of existence or their display to others. In fact, the smile reveals very different states of mind: from embarrassment to absence of self, from the smile politely sketched in the first stage of anxiety, from submission to the other to the satisfaction of being oneself, from a charming smile to a mechanically displayed smile, etc. The smile thus covers particularly heterogeneous and complex situations and meanings, if we consider that these elements can moreover be combined with each other ... In fact, the smiles express a multitude of diverse feelings and multiple social interactions. As we can see, we have moved insensibly from the smile to the singular to the plural smiles.
If the smile changes the expression of the face, it obviously appears in a face that is itself loaded with signs denoting more or less clearly the individual and social characteristics of people. Some are obvious such as age, gender, others slightly less: ethnicity, social status, etc. However, what is captured by the camera is not the pure reflection of the person's state of mind beyond the influence of the situation and the "photographer" who stands in front of her, recording her image or even the people assisting around her at her registration. Social interactions are thus merged with the intimate psychology of the individual in the final recorded image that partly modifies the meaning of the smile emitted. The degrees of abandonment of the subject are various. Hence the frequent recommendations of portrait photographers to try to reduce the influence of interaction by putting the subject in trust or at least putting him at ease. The interaction is therefore not neutral and its impact is unequally modulated according to the people and the specific moments of their life. This is obvious but deserves to be remembered in the viewing of photos. Through these portraits is expressed a "theater of feelings" and social interactions contaminating the naivety of the smiling and harmless face they leave at first sight ...
The photographic approach of attaching to the smiling characters goes against those who rely on the spectacular and the "dramatization" of the subjects. Whether through "aestheticization" or the testimony of misery (S. Salgado, W. Evans, D. Lange ...), the staging of death and horror (J.-P Witkin, N. Bursan ...), provocative self-fiction combining sex priced and hard drugs (A. D'Agata, L. Clark ...), the display of sexual and homosexual intimacy (N. Goldin, R. Mapplethorpe ...), the war photo (R. Capa, McCullin, J. Nachtwey ...), etc. We are here in the banal whose decontextualization operated with a tight framing helps to erase any narration in favor of the contribution of the imagination and reflection of the viewer. The change of scenery due to the Asian characters in this series introduces a first moment of withdrawal conducive to reflection (in both senses of the term) provided that we consent to extract or exceed the exotic characters.